Un meunier ne laissa pour tous biens à trois enfants qu'il avait,
que son moulin, son âne et son chat. Les partages furent bientôt faits,
ni le notaire, ni le procureur n'y furent point
appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine.
L'aîné eut le moulin, le second eut l'âne, et le plus jeune n'eut que le
chat. Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si
pauvre lot :
-"Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en
se mettant ensemble; quant à moi, lorsque j'aurai mangé mon chat, et que
je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que
je meure de faim."
Le chat qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant, lui dit d'un air posé et sérieux :
-"Ne vous affligez point, mon maître, vous n'avez qu'à me donner
un sac, et me faire faire une paire de bottes pour aller dans les
broussailles, et vous verrez que vous n'êtes pas si mal
partagé que vous croyez."
Quoique le maître du chat n'y croyait guère, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse, pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendait par les pieds, ou qu'il se cachait dans la farine pour faire le mort, qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère.
Lorsque le chat eut ce qu'il avait demandé, il se botta bravement et, mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s'en alla dans une garenne où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lasserons dans son sac, et s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin peu instruit encore des ruses de ce monde, vint se fourrer dans son sac pour manger ce qu'il y avait mis. A peine fut-il couché, qu'il eut satisfaction; un jeune étourdi de lapin entra dans son sac, et le maître chat tirant aussitôt les cordons le prit et le tua sans miséricorde.
Tout fier de sa proie, il s'en alla chez le roi et demanda à lui
parler. On le fit monter à l'appartement de sa majesté où, étant entré
il fit une grande révérence au roi, et lui dit :
-"Voilà, sire, un lapin de garenne que monsieur le Marquis de
Carabas (c'était le nom qu'il lui prit en gré de donner à son maître),
m'a chargé de vous présenter de sa part."
-" Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie, et qu'il me fait plaisir."
Une autre fois, il alla se cacher dans du blé, tenant toujours son sac ouvert; et lorsque deux perdrix y furent entrées, il tira les cordons, et les prit toutes deux. Il alla ensuite les présenter au roi, comme il avait fait avec le lapin de garenne. Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner à boire. Le chat continua ainsi pendant deux ou trois mois à porter de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son maître.
Un jour qu'il sut que le roi devait aller à la promenade sur le
bord de la rivière avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il
dit à son maître :
-"Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite; vous
n'avez qu'à vous baigner dans la rivière à l'endroit que je vous
montrerai, et ensuite me laisser faire." Le Marquis de
Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi
cela serait bon. Pendant qu'il se baignait, le roi vint à passer, et le
chat se mit à crier de toutes ses forces :
-"Au secours, au secours, voilà Monsieur le Marquis de Carabas qui se noie !"
A ce cri, le roi mit la tête à la portière, et, reconnaissant le chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu'on allât vite au secours de Monsieur le Marquis de Carabas. Pendant qu'on retirait le pauvre marquis de la rivière, le chat s'approcha du carrosse, et dit au roi que dans le temps que son maître se baignait, il était venu des voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu'il eût crié au voleur de toute ses forces; le drôle les avait cachés sous une grosse pierre.
Le roi ordonna aussitôt aux officiers de sa garde-robe d'aller chercher un de ses plus beaux habits pour monsieur le Marquis de Carabas. Le roi lui fit mille caresses, et comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il était beau, et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré, et le Marquis de Carabas ne lui eut pas jeté deux ou trois regards fort respectueux, et un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie.
Le roi voulut qu'il montât dans son carrosse, et qu'il fût de la
promenade. Le chat ravi de voir que son dessein commençait à réussir,
prit les devants, et ayant rencontré des paysans qui
fauchaient un pré, il leur dit :
-"Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré que
vous fauchez appartient à Monsieur le Marquis de Carabas, vous serez
tous hachés menu comme chair à pâté."
Le roi ne manqua pas à demander aux faucheurs à qui était ce pré qu'ils fauchaient.
-"C'est à Monsieur le Marquis de Carabas", dirent-ils tous ensemble, car la menace du chat leur avait fait peur.
-"Vous avez là un bel héritage, dit le roi au Marquis de Carabas.
-" Vous voyez, sire, répondit le marquis, c'est un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années."
Le maître chat, qui allait toujours devant, rencontra des moissonneurs, et leur dit :
-"Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ce blé
appartient à Monsieur le Marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu
comme chair à pâté."
Le roi, qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenaient tout ce blé qu'il voyait.
-"C'est à monsieur le Marquis de Carabas", répondirent les moissonneurs, et le roi s'en réjouit encore avec le marquis.
Le chat, qui allait devant le carrosse, disait toujours la même
chose à tous ceux qu'il rencontrait; et le roi était étonné des grands
biens de monsieur le Marquis de Carabas. Le maître chat
arriva enfin dans un beau château dont le maître était un ogre, le
plus riche qu'on ait jamais vu, car toutes les terres par où le roi
avait passé étaient sous la dépendance de ce château. Le
chat, qui eut soin de s'informer qui était cet ogre, et ce qu'il
savait faire, demanda à lui parler, disant qu'il n'avait pas voulu
passer si près de son château, sans avoir l'honneur de lui
faire la révérence. L'ogre le reçut aussi civilement que le peut
un ogre, et le fit reposer.
-"On m'a assuré, dit le chat, que vous aviez le don de vous
changer en toute sorte d'animaux, que vous pouviez, par exemple, vous
transformer en lion, en éléphant ? -" Cela est vrai, répondit
l'ogre brusquement, et pour vous le montrer, vous allez me voir
devenir lion."
Le chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna
aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, car ses bottes ne
valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelques temps
après le chat, ayant vu que l'ogre avait quitté sa première forme,
descendit, et avoua qu'il avait eu bien peur.
-"On m'a assuré encore, dit le chat, mais je ne saurais le croire,
que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits
animaux, par exemple, de vous changer en un rat, en une
souris; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.
-" Impossible ? reprit l'ogre, vous allez voir", et aussitôt il se
changea en une souris qui se mit à courir sur le plancher. Le chat ne
l'eut pas plus tôt aperçue qu'il se jeta dessus et la
mangea.
Cependant le roi, qui vit en passant le beau château de l'ogre,
voulut y entrer. Le chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passait
sur le pont-levis, courut au-devant, et dit au roi :
"Votre majesté soit la bienvenue dans le château de Monsieur le
Marquis de Carabas.
-" Comment Monsieur le Marquis, s'écria le roi, ce château est
encore à vous ! Il n'y a rien de plus beau que cette cour et que tous
ces bâtiments qui l'environnent : voyons-en l'intérieur,
s'il vous plaît." Le marquis donna la main à la jeune princesse,
et suivant le roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande
salle où ils trouvèrent une magnifique collation que
l'ogre avait fait préparer pour ses amis qui devaient venir le
voir ce même jour, mais qui n'avaient pas osé entrer, sachant que le roi
y était. Le roi, charmé des bonnes qualités de monsieur
le Marquis de Carabas, de même que sa fille qui en était folle, et
voyant les grands biens qu'il possédait, lui dit, après avoir bu cinq
ou six coupes :
-"Il ne tiendra qu'à vous, Monsieur le Marquis, que vous ne soyez mon gendre."
Le marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisait le roi; et le même jour épousa la princesse. Le chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir.
Il était une fois une veuve qui avait deux filles : l'aînée lui ressemblait si fort d'humeur et de visage, que, qui la voyait, voyait la mère. Elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses, qu'on ne pouvait vivre avec elles. La cadette, qui était le vrai portrait de son père pour la douceur et l'honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu'on eût su voir. Comme on aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille aînée, et, en même temps avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse.
Il fallait, entre autres choses, que cette pauvre enfant allât, deux fois le jour, puiser de l'eau à une grande demi lieue du logis, et qu'elle rapportât plein une grande cruche. Un jour qu'elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui lui pria de lui donner à boire.
-" Oui, ma bonne mère, " dit cette belle fille. Et, rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l'eau au plus bel endroit de la fontaine et la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin qu'elle bût plus aisément. La bonne femme, ayant bu, lui dit : " Vous êtes si belle, si bonne et si honnête, que je ne puis m'empêcher de vous faire un don. Car c'était une fée qui avait pris la forme d'une pauvre femme de village, pour voir jusqu'où irait l'honnêteté de cette jeune fille. Je vous donne pour don, poursuivit la fée, qu'à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou une fleur, ou une pierre précieuse. "
Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine. " Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé si longtemps " ; et, en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants. " Que vois-je là ! dit sa mère toute étonnée ; je crois qu'il lui sort de la bouche des perles et des diamants. D'où vient cela, ma fille ? (Ce fut là la première fois qu'elle l'appela sa fille.) La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité de diamants. " Vraiment, dit la mère, il faut que j'y envoie ma fille. Tenez, Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre sœur quand elle parle ; ne seriez-vous pas bien aise d'avoir le même don ? Vous n'avez qu'à aller puiser de l'eau à la fontaine, et, quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement. - Il me ferait beau voir, répondit la brutale, aller à la fontaine ! - Je veux que vous y alliez, reprit la mère, et tout à l'heure. "
Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau flacon d'argent qui fut au logis. Elle ne fut pas plus tôt arrivée à la fontaine, qu'elle vit sortir du bois une dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander à boire. C'était la même fée qui avait apparu à sa sœur, mais qui avait pris l'air et les habits d'une princesse, pour voir jusqu'où irait la malhonnêteté de cette fille. " Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire ? Justement j'ai apporté un flacon d'argent tout exprès pour donner à boire à Madame ! J'en suis d’avis : buvez à même si vous voulez. - Vous n'êtes guère honnête, reprit la fée, sans se mettre en colère. Eh bien ! puisque vous êtes si peu obligeante, je vous donne pour don qu'à chaque parole que vous direz, il vous sortira de la bouche ou un serpent, ou un crapaud. "
D'abord que sa mère l'aperçut, elle lui cria : " Eh bien ! ma fille ! - Eh bien ! ma mère ! lui répondit la brutale, en jetant deux vipères et deux crapauds. - O ciel, s'écria la mère, que vois-je là ? C'est sa sœur qui est en cause : elle me le paiera " ; et aussitôt elle courut pour la battre. La pauvre enfant s'enfuit et alla se sauver dans la forêt prochaine. Le fils du roi, qui revenait de la chasse, al rencontra et, la voyant si belle, lui demanda ce qu'elle faisait là toute seule et ce qu'elle avait à pleurer ! " Hélas, Monsieur, c'est ma mère qui m'a chassée du logis. " Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles et autant de diamants, lui pria de lui dire d'où cela lui venait. Elle lui conta toute son aventure. Le fils du roi en devint amoureux ; et, considérant qu'un tel don valait mieux que tout ce qu'on pouvait donner en mariage à une autre, l'emmena au palais du roi son père, où il l'épousa.
Pour sa sœur, elle se fit tant haïr, que sa propre mère la chassa de chez elle ; et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulut la recevoir, alla mourir au coin d'un bois.
LES SOUHAITS RIDICULES
Si vous étiez moins raisonnable.
Je me garderais bien de venir vous conter
La folle et peu galante fable
Que je m'en vais vous débiter.
Une aune de boudin en fournit la matière.
"Une aune de boudin, ma chère !
Quelle pitié ! C’est une horreur !»
S'écriait une précieuse,
Qui, toujours tendre et sérieuse,
Ne veut ouïr parler que d'affaires de coeur.
Mais vous qui mieux qu'âme qui vive
Savez charmer en racontant,
Et dont l'expression est toujours si naïve,
Que l'on croit voir ce qu'on entend;
Qui savez que c'est la manière
Dont quelque chose est inventé,
Qui beaucoup plus que la matière
De tout récit fait la beauté.
Vous aimerez ma fable et sa moralité;
J'en ai, j'ose le dire, une assurance entière.
Il était une fois un pauvre bûcheron
Qui las de sa pénible vie,
Avait, disait-il, grande envie
De s'aller reposer aux bords de l'Achéron;
Représentant, dans sa douleur profonde,
Que depuis qu'il était au monde,
Le Ciel cruel n'avait jamais
Voulu remplir un seul de ses souhaits.
Un jour que, dans le bois, il se mit à se plaindre,
A lui, la foudre en main, Jupiter s'apparut.
On aurait peine à bien dépeindre
La peur que le bonhomme en eut :
"Je ne veux rien, dit-il, en se jetant par terre,
Point de souhaits, point de Tonnerre,
Seigneur, demeurons but à but.
-- Cesse d'avoir aucune crainte :
Je viens, dit Jupiter, touché de ta complainte,
Te faire voir le tort que tu me fais.
Ecoute donc : je te promets,
Moi qui du monde entier suis le souverain maître,
D'exaucer pleinement les trois premiers souhaits
Que tu voudras former sur quoi que ce puisse être.
Vois ce qui peut te rendre heureux.
Vois ce qui peut te satisfaire;
Et comme ton bonheur dépend tout de tes voeux,
Songes-y bien avant que de les faire."
A ces mots Jupiter dans les cieux remonta,
Et le gai bûcheron, embrassant sa falourde,
Pour retourner chez lui sur son dos la jeta.
Cette charge jamais ne lui parut moins lourde.
"Il ne faut pas, disait-il en trottant,
Dans tout ceci, rien faire à la légère;
Il faut, le cas est important,
En prendre avis de notre ménagère.
Çà dit-il, en entrant sous son toit de fougère,
Faisons, Fanchon, grand feu, grande chère,
Nous sommes riches à jamais,
Et nous n'avons qu'à faire des souhaits."
Là-dessus tout au long le fait il lui raconte.
A ce récit, l'épouse vive et prompte
Forma dans son esprit mille vastes projets;
Mais considérant l'importance
De s'y conduire avec prudence :
"Blaise, mon cher ami, dit-elle à son époux,
Ne gâtons rien par notre impatience;
Examinons bien entre nous
Ce qu'il faut faire en pareille occurrence;
Remettons à demain notre premier souhait
Et consultons notre chevet.
-- Je l'entends bien ainsi, dit le bonhomme Blaise.
Mais va tirer du vin derrière ces fagots."
A son retour il but, et goûtant à son aise
Près d'un grand feu la douceur du repos,
Il dit, en s'appuyant sur le dos de sa chaise :
"Pendant que nous avons une si bonne braise,
Qu'une aune de boudin viendrait bien à propos !"
A peine acheva-t-il de prononcer ces mots,
Que sa femme aperçut, grandement étonnée,
Un boudin fort long, qui partant
D'un des coins de la cheminée,
S'approchait d'elle en serpentant.
Elle fit un cri dans l'instant;
Mais jugeant que cette aventure
Avait pour cause le souhait
Que par bêtise toute pure
Son homme imprudent avait fait,
Il n'est point de pouille et d'injure
Que de dépit et de courroux
Elle ne dit au pauvre époux.
"Quand on peut, disait-elle, obtenir un empire,
De l'or, des perles, des rubis,
Des diamants, de beaux habits,
Est-ce alors du boudin qu'il faut que l'on désire ?
-- Hé bien, j'ai tort, dit-il, j'ai mal placé mon choix,
J'ai commis une faute énorme,
Je ferai mieux une autre fois.
-- Bon, bon, dit-elle, attendez-moi sous l'orme,
Pour faire un tel souhait, il faut être bien boeuf !"
L'époux plus d'une fois, emporté de colère,
Pensa faire tout bas le souhait d'être veuf,
Et peut-être, entre nous, ne pouvait-il mieux faire :
"Les hommes, disait-il, pour souffrir sont bien nés !
Peste soit du boudin et du boudin encore;
Plût à Dieu, maudite pécore,
Qu'il te pendît au bout du nez !"
La prière aussitôt du Ciel fut écoutée,
Et dès que le mari la parole lâcha,
Au nez de l'épouse irritée
L'aune de boudin s'attacha.
Ce prodige imprévu grandement le fâcha.
Fanchon était jolie, elle avait bonne grâce,
Et pour dire sans fard la vérité du fait,
Cet ornement en cette place
Ne faisait pas un bon effet;
Si ce n'est qu'en pendant sur le bas du visage,
Il l'empêchait de parler aisément.
Pour un époux merveilleux avantage,
Et si grand qu'il pensa dans cet heureux moment
Ne souhaiter rien davantage.
"Je pourrais bien, disait-il à part soi,
Après un malheur si funeste,
Avec le souhait qui me reste,
Tout d'un plein saut me faire roi.
Rien n'égale, il est vrai, la grandeur souveraine;
Mais encore faut-il songer
Comment serait faite la reine,
Et dans quelle douleur ce serait la plonger
De l'aller placer sur un trône
Avec un nez plus long qu'une aune.
Il faut l'écouter sur cela,
Et qu'elle-même elle soit la maîtresse
De devenir une grande Princesse
En conservant l'horrible nez qu'elle a,
Ou de demeurer Bûcheronne
Avec un nez comme une autre personne,
Et tel qu'elle l'avait avant ce malheur-là."
La chose bien examinée,
Quoiqu'elle sût d'un sceptre et la force et l'effet,
Et que, quand on est couronnée,
On a toujours le nez bien fait;
Comme au désir de plaire il n'est rien qui ne cède,
Elle aima mieux garder son bavolet
Que d'être reine et d'être laide.
Ainsi le bûcheron ne changea point d'état,
Ne devint point grand potentat,
D'écus ne remplit point sa bourse :
Trop heureux d'employer le souhait qui restait,
Faible bonheur, pauvre ressource,
A remettre sa femme en l'état qu'elle était.
Bien est donc vrai qu'aux hommes misérables,
Aveugles, imprudents, inquiets, variables,
Pas n'appartient de faire des souhaits,
Et que peu d'entre eux sont capables
De bien user des dons que le Ciel leur a faits.
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LA BELLE AU BOIS DORMANT
Il était une fois un roi et une reine qui étaient si fâchés de n'avoir point d'enfants, si fâchés qu'on ne saurait dire. Ils allèrent à toutes les eaux du monde, voeux, pèlerinages, menues dévotions; tout fut mis en oeuvre, et rien n'y faisait. Enfin pourtant la reine devint grosse, et accoucha d'une fille : on fit un beau baptême; on donna pour marraines à la petite princesse toutes les fées qu'on pût trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables.
Après les cérémonies du baptême toute la compagnie revint au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette, et un couteau de fin or, garni de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table. On vit entrer une vieille fée qu'on n'avait point priée parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une tour et qu'on la croyait morte, ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert, mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif, comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes fées qui se trouva auprès d'elle l'entendit, et jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer autant qu'il lui serait possible le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les fées commencèrent à faire leurs dons à la princesse. La plus jeune lui donna pour don qu'elle serait la plus belle du monde, celle d'après qu'elle aurait de l'esprit comme un ange, la troisième qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait, la quatrième qu'elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu'elle chanterait comme un rossignol, et la sixième qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments à la perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait.
Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât. Dans ce moment la jeune fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles : "Rassurez-vous, roi et reine, votre fille n'en mourra pas : il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait. La princesse se percera la main d'un fuseau; mais au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un roi viendra la réveiller."
Le roi, pour tâcher d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit
publier aussitôt un édit, par lequel il défendait à tous de filer au
fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi sous peine de
mort. Au bout de quinze ou seize ans, le roi et la reine étant allés
à une de leurs maisons de plaisance, il arriva que la jeune princesse
courant un jour dans le château, et montant de chambre
en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon dans un petit galetas, où
une bonne vieille était seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme
n'avait point entendu parler des défenses que le roi
avait faites de filer au fuseau.
-"Que faites-vous là, ma bonne femme ?" dit la princesse.
-" Je file, ma belle enfant" lui répondit la vieille qui ne la connaissait pas.
-" Ha ! Que cela est joli" reprit la princesse, " comment faites-vous ? Donnez-moi que je voie si j'en ferais bien autant."
Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que comme elle était fort
vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'arrêt des fées l'ordonnait
ainsi, elle s'en perça la main, et tomba évanouie.
La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours : on vient de tous côtés, on jette de l'eau au visage de la princesse, on la délace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie; mais rien ne la faisait revenir. Alors le roi, qui était monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées, et jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent. On eût dit d'un ange, tant elle était belle; car son évanouissement n'avait pas ôté les couleurs vives de son teint : ses joues étaient incarnates, et ses lèvres comme du corail; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l'entendait respirer doucement, ce qui montrait bien qu'elle n'était pas morte. Le roi ordonna qu'on la laissât dormir, jusqu'à ce que son heure de se réveiller fût venue.
La bonne fée qui lui avait sauvé la vie, en la condamnant à dormir cent ans, était dans le royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l'accident arriva à la princesse; mais elle en fut avertie en un instant par un petit nain, qui avait des bottes de sept lieues (c'était des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d'une seule enjambée). La fée partit aussitôt, et on la vit au bout d'une heure arriver dans un chariot tout de feu, traîné par des dragons. Le roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avait fait; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que quand la princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux château.
Voici ce qu'elle fit : elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce château (hors le roi et la reine) , gouvernantes, filles d'honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, maîtres d'hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied; elle toucha aussi tous les chevaux qui étaient dans les écuries, avec les palefreniers, les gros mâtins de basse-cour, et Pouffe, la petite chienne de la princesse, qui était auprès d'elle sur son lit. Dès qu'elle les eut touchés, ils s'endormirent tous, pour ne se réveiller qu'en même temps que leur maîtresse, afin d'être tout prêts à la servir quand elle en aurait besoin : les broches mêmes qui étaient au feu toutes pleines de perdrix et de faisans s'endormirent, et le feu aussi.
Tout cela se fit en un moment; les fées n'étaient pas longues à leur besogne. Alors le roi et la reine, après avoir embrassé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du château, et firent publier des défenses à qui que ce soit d'en approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer : en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des tours du château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des curieux.
Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnait alors, et qui était
d'une autre famille que la princesse endormie, étant allé à la chasse de
ce côté-là, demanda ce que c'était que ces tours qu'il
voyait au-dessus d'un grand bois fort épais; chacun lui répondit
selon qu'il en avait ouï parler. Les uns disaient que c'était un vieux
château où il revenait des esprits; les autres que tous les
sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune
opinion était qu'un ogre y demeurait, et que là il emportait tous les
enfants qu'il pouvait attraper, pour pouvoir les manger à son
aise, et sans qu'on le pût suivre, ayant seul le pouvoir de se faire
un passage au travers du bois. Le Prince ne savait qu'en croire,
lorsqu'un vieux paysan prit la parole, et lui dit :
-"Mon prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai entendu dire de
mon père qu'il y avait dans ce château une princesse, la plus belle du
monde; qu'elle devait y dormir cent ans, et qu'elle
serait réveillée par le fils d'un roi, à qui elle était réservée."
Le jeune prince à ce discours se sentit tout de feu; il crut sans hésiter qu'il mettrait fin à une si belle aventure; et poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était. A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer : il marche vers le château qu'il voyait au bout d'une grande avenue où il entra, et ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il continua donc son chemin : un prince jeune et amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte : c'était un silence affreux, l'image de la mort s'y présentait partout, et ce n'était que des corps étendus d'hommes et d'animaux, qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien au nez bourgeonné et à la face vermeille des Suisses qu'ils n'étaient qu'endormis, et leurs tasses, où il y avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant. Il passe une grande cour pavée de marbre, il monte l'escalier, il entre dans la salle des gardes qui étaient rangés en haie, l'arme sur l'épaule, et ronflants de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres pleines de gentilshommes et de dames, dormant tous, les uns debout, les autres assis; il entre dans une chambre toute dorée, et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu : une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin. Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle.
Alors comme la fin de l'enchantement était venue, la ; princesse s'éveilla; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre : "Est-ce vous, mon prince ? Lui dit-elle, vous vous êtes bien fait attendre." Le prince, charmé de ces paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites, ne savait comment lui témoigner sa joie et sa reconnaissance; il l'assura qu'il l'aimait plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés, ils en plurent davantage : peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner; elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire, car il y a apparence (l'histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient, et ils ne s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se dire.
Cependant tout le palais s'était réveillé avec la princesse; chacun
songeait à faire sa charge, et comme ils n'étaient pas tous amoureux,
ils mouraient de faim; la dame d'honneur, pressée comme
les autres, s'impatienta, et dit tout haut à la princesse que la
viande était servie. Le prince aida la princesse à se lever; elle était
tout habillée et fort magnifiquement; mais il se garda
bien de lui dire qu'elle était habillée comme ma grand-mère, et
qu'elle avait un collet monté : elle n'en était pas moins belle. Ils
passèrent dans un salon de miroirs, et y soupèrent, servis par
les officiers de la princesse; les violons et les hautbois jouèrent
de vieilles pièces, mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans
qu'on ne les jouât plus; et après souper, sans perdre de
temps, le grand aumônier les maria dans la chapelle du château, et
la dame d'honneur leur tira le rideau : ils dormirent peu, la princesse
n'en avait pas grand besoin, et le prince la quitta dès
le matin pour retourner à la ville, où son père devait être en peine
de lui. Le prince lui dit qu'en chassant il s'était perdu dans la
forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un charbonnier,
qui lui avait fait manger du pain noir et du fromage. Le roi son
père, qui était bon homme, le crut, mais sa mère n'en fut pas bien
persuadée, et voyant qu'il allait presque tous les jours à la
chasse, et qu'il avait toujours une raison pour s'excuser, quand il
avait couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût
quelque amourette : car il vécut avec la princesse plus
de deux ans entiers, et en eut deux enfants, dont le premier, qui
fut une fille, fut nommée l'Aurore, et le second un fils, qu'on nomma le
Jour, parce qu'il paraissait encore plus beau que sa
soeur. La reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire
s'expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie, mais il n'osa
jamais lui confier son secret; il la craignait quoiqu'il l'aimât,
car elle était de race ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à
cause de ses grands biens; on disait même tout bas à la cour qu'elle
avait les inclinations des ogres, et qu'en voyant passer de
petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir
de se jeter sur eux; ainsi le prince ne voulut jamais rien dire. Mais
quand le roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans,
et qu'il se vit le maître, il déclara publiquement son mariage, et
alla en grande cérémonie cherche la reine sa femme dans son château. On
lui fit une entrée magnifique dans la ville capitale, où
elle entra au milieu de ses deux enfants. Quelque temps après, le
roi alla faire la guerre à l'empereur Cantalabutte son voisin. Il laissa
la régence du royaume à la reine sa mère, et lui
recommanda vivement sa femme et ses enfants : il devait être à la
guerre tout l'été, et dès qu'il fut parti, la reine-mère envoya sa bru
et ses enfants à une maison de campagne dans les bois,
pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie. Elle y alla
quelques jours après, et dit un soir à son maître d'hôtel :
-"Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore».
-" Ah ! Madame», dit le maître d'hôtel.
-" Je le veux», dit la reine (et elle le dit d'un ton d'ogresse qui a
envie de manger de la chair fraîche), " et je veux la manger à la
sauce-robert."
Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer d'une
ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite
Aurore : elle avait alors quatre ans, et vint en sautant et en
riant se jeter à son cou, et lui demander du bonbon. Il se mit à
pleurer, le couteau lui tomba des mains, et il alla dans la basse-cour
couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne
sauce que sa maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de
si bon. Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait
donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle
avait au fond de la basse-cour. Huit jours après, la méchante reine
dit à son maître d'hôtel :
-"Je veux manger à mon souper le petit Jour."
Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois; il alla
chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main,
dont il faisait des armes avec un gros singe : il
n'avait pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme qui le cacha
avec la petite Aurore, et donna à la place du petit Jour un petit
chevreau fort tendre, que l'ogresse trouva admirablement bon.
Cela avait fort bien été jusque-là, mais un soir cette méchante
reine dit au maître d'hôtel : "Je veux manger la reine à la même sauce
que ses enfants." Ce fut alors que le pauvre maître d'hôtel
désespéra de pouvoir encore la tromper. La jeune reine avait vingt
ans passés, sans compter les cent ans qu'elle avait dormi : sa peau
était un peu dure, quoique belle et blanche; et le moyen de
trouver dans la ménagerie une bête aussi dure que cela ? Il prit la
résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta
dans sa chambre, dans l'intention de n'en pas faire à
deux fois; il s'excitait à la fureur, et entra le poignard à la main
dans la chambre de la jeune reine. Il ne voulut pourtant point la
surprendre, et il lui dit avec beaucoup de respect l'ordre
qu'il avait reçu de la reine-mère.
-"Faites votre devoir», lui dit-elle, en lui tendant le cou; "
exécutez l'ordre qu'on vous a donné; j'irai revoir mes enfants, mes
pauvres enfants que j'ai tant aimés"; car elle les croyait morts
depuis qu'on les avait enlevés sans rien lui dire.
-"Non, non, Madame, lui répondit le pauvre maître d'hôtel tout
attendri, vous ne mourrez point, et vous pourrez revoir vos chers
enfants, mais ce sera chez moi où je les ai cachés, et je
tromperai encore la reine, en lui faisant manger une jeune biche en
votre place."
Il la mena aussitôt à sa chambre, où la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea à son souper, avec le même appétit que si c'eût été la jeune reine. Elle était bien contente de sa cruauté, et elle se préparait à dire au roi, à son retour, que les loups enragés avaient mangé la reine sa femme et ses deux enfants.
Un soir qu'elle rôdait comme d'habitude dans les cours et basses-cours du château pour y humer quelque viande fraîche, elle entendit dans une salle basse le petit Jour qui pleurait, parce que la reine sa mère le voulait faire fouetter, parce qu'il avait été méchant, et elle entendit aussi la petite Aurore qui demandait pardon pour son frère. L'ogresse reconnut la voix de la reine et de ses enfants, et furieuse d'avoir été trompée, elle commande dès le lendemain au matin, avec une voix épouvantable, qui faisait trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de crapauds, de vipères, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la reine et ses enfants, le maître d'hôtel, sa femme et sa servante : elle avait donné ordre de les amener les mains liées derrière le dos. Ils étaient là, et les bourreaux se préparaient à les jeter dans la cuve, Lorsque le roi, qu'on n'attendait pas si tôt, entra dans la cour à cheval; il était venu en poste, et demanda tout étonné ce que voulait dire cet horrible spectacle; personne n'osait l'en instruire, quand l'ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre. Le roi ne put s'empêcher d'en être fâché, car elle était sa mère; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants.
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